Rencontre avec Etienne Klein à propos de l’intelligence artificielle

Souvent, les anecdotes sont parlantes. En fil directeur de son intervention devant nos élèves, Etienne Klein, physicien, philosophe des sciences, connecté à distance depuis le laboratoire de recherche sur les sciences de la matière qu’il dirige, nous en offre deux. Il intervient sur le thème de l’intelligence artificielle, dans le cadre d’une visio conférence organisée par Francesco Forlani (professeur de philosophie au Lycée Molière de Saragosse – réseau MLF) et Nicolas Leger (professeur de philosophie au Lycée Victor Hugo de Florence – réseau MLF), intitulée « À l’ère de l’information, l’IA est-elle source de vérités ou d’illusions ? ». Morceaux choisis..

A la fin du XIXe siècle, avant qu’il ne devienne un divertissement, le son enregistré faisait peur. Lors de la présentation du phonographe devant l’académie des sciences, quand cette nouvelle machine, capable d’enregistrer les voix et de les retransmettre, fut activée, un académicien hurla : « Misérables ! Nous ne serons pas dupes d’un ventriloque ! ». De la même manière, quand ChatGPT commença à donner des réponses construites et articulées aux questions qu’on pouvait lui poser, certains imaginaient une bande d’humains, assis derrière leur ordinateur, éparpillés aux quatre coins du monde et payés pour répondre anonymement depuis chez eux aux questions posées. L’immédiateté des réponses eut raison sur le long terme de leur vaine tentative de refuser l’évidence : une machine, par essence asémantique, est désormais capable d’agencer des mots, des sujets, des verbes et des compléments pour produire des phrases et des textes qui, une fois lus, ont du sens. Cela perturbe, certes, mais ne nous trompons pas. L’intelligence artificielle est une intelligence éduquée, sur une grande quantité de données, capable de s’auto alimenter mais incapable de faire ce que seul le cerveau humain est pour l’instant en mesure de réaliser : distinguer le faux du vrai (et par conséquent incapable de faire preuve d’esprit critique), ou construire de nouvelles idées, de nouvelles théories (c’est à dire, comme le fit Galilée avec la chute des corps dans le vide, incapable de faire une véritable expérience de pensée). La vraie question est donc de savoir quel poids nous allons donner à ce qui « semble être » l’intelligence des machines, comparativement à ce qu’ « est réellement » l’intelligence des hommes…

Et pour que les jeunes générations abordent cette question de manière décomplexée, rappelons qu’au XIXe siècle, l’homme a également inventé une nouvelle façon de capter les images : la photographie. Les artistes peintres se sont alors sentis menacés par cette invention technologique qui pouvait représenter les visages et les paysages que, eux, passaient de nombreuses heures à tenter de reproduire sur leur toile. Leur réaction a été d’inventer la peinture abstraite, un nouveau genre artistique que les appareils photographiques ne pouvaient pas capter et encore moins inventer. Les peintres ont ainsi surmonté la concurrence technique de la photographie par l’invention d’une nouvelle forme d’art. Et la question qui se pose avec l’IA est un peu la même : va-t-elle nous abêtir, au sens où elle va nous inciter à déléguer notre pensée à des machines et les laisser décider et faire à notre place ? Ou bien va-t elle provoquer une sorte d’essor de l’esprit qui va rendre notre intelligence toujours supérieure à celle des machines ? C’est une question ouverte, qui va se poser aux jeunes générations dans les années qui viennent…