La fortune est le hasard des aventuriers…

Le mathématicien Cédric Villani, directeur de l’Institut Henri Poincaré, médaille Fields 2010, était à Turin le 5 février dernier dans le cadre du programme de conférences « Giovedi scienza », pour présenter son livre Théorème vivant. Parmi les spectateurs, subjugués par cet esprit hors du commun, des élèves du lycée Jean Giono. Retour sur un après-midi inoubliable.

« Celui qui reçoit une idée de moi reçoit un savoir sans diminuer le mien, tout comme celui qui allume sa bougie à la mienne reçoit la lumière sans me plonger dans la pénombre. » C’est en citant Thomas Jefferson que Cédric Villani, directeur de l’Institut Henri Poincaré, achève sa conférence et s’apprête à répondre aux questions du public. Pendant près d’une heure il a travaillé sous contrainte : tel Georges Perec écrivant La Disparition, il a parlé de son travail « de » mathématicien, sans parler « aux » mathématiciens… Et c’est certainement pour cela que nous l’avons suivi, compris et accompagné dans la description précise et sensible de la genèse d’une avancée de la pensée humaine, qui lui valut de recevoir en 2010 la médaille Fields (la plus prestigieuse récompense pour la reconnaissance de travaux mathématiques).

L’apprentissage de l’humilité.

Dans l’après-midi, nous avions rencontré Cédric Villani dans la Sala dei mappamondi dell’Accademia delle Scienze di Torino. Lavallière au col, médaillon en forme d’araignée sur l’épaule, regards pénétrants jetés à l’assistance à intervalles réguliers, il soupesait chaque mot de son discours. Morceaux choisis. Devenir l’ami d’un mathématicien ? « Corriger une de ses erreurs. » Une identité remarquable au milieu de vaines tentatives ? « Un résultat trop beau pour être inutile. » Etat d’esprit du chercheur avant d’obtenir un résultat ? « Je suis stupide, je n’y arrive pas. » Après l’avoir obtenu ? « Je suis stupide, c’était si simple. » Peut-on tout démontrer ? « En mathématiques, non. Des théorèmes très profonds le démontrent. » Peut-on tout démontrer ? « En physique, non. Nous ne sommes pas assez malins. » Peut-on tout démontrer ? « En économie, non. Trop de paramètres sont irrationnels. » Peut-on tout démontrer ? « En biologie, non. Trop d’approximations sont à faire. » Qu’est-ce que le hasard ? « Le hasard est la fortune des aventuriers. » Le ton était donné.

Genèse de la pensée humaine.

Après avoir traversé Turin blanchi par la neige, nous retrouvions Cédric Villani sur les planches du Teatro Colosseo. Assis aux côtés de Franco Pastrone, président de l’association Mathesis, il recevait des mains de ce dernier le « premio Peano », prix récompensant chaque année le meilleur livre de lecture mathématique. L’œuvre en question, un roman publié en 2012 : Théorème vivant. Pour en parler, Cédric Villani explora avec nous la pensée humaine et cita Henri Poincaré : « La pensée est un éclair au milieu d’une longue nuit, mais c’est cet éclair qui est tout« . Il s’appuya sur la vie d’Alan Turing pour montrer, par l’exemple, comment le monde de la recherche, comment les idées que ce monde élabore et partage, laissent profondément leurs traces dans l’Histoire et donc, dirigent nos vies. Pragmatique et pédagogue, il dressa la liste des sept ingrédients indispensables à la « naissance d’un théorème » (traduction anglo-saxonne du titre de son livre) ou plus généralement indispensables à la naissance d’une idée quelle qu’elle soit. Le premier : la documentation. Le deuxième : la motivation. Le troisième : un environnement propice. Le quatrième : les échanges. Le cinquième : les contraintes. Le sixième : le travail et l’intuition. Le septième : la persévérance et la chance… La salle, attentive et concentrée, écoutait.

L’importance des mathématiques, une intuition profonde.

Dehors, la nuit imitait la neige et tombait elle aussi. Dans le hall du théâtre, un attroupement s’était formé. Jeunes et moins jeunes ne se décidaient pas à partir, entouraient notre mathématicien, attendaient de lui un autographe, une photo à ses côtés, quelques paroles supplémentaires échangées. Cédric Villani, en ne cherchant pas à savoir ce que chacun d’entre nous pouvait apporter aux mathématiques, nous avait fait comprendre et réaliser ce que les mathématiques pouvaient nous apporter. Il avait tout naturellement gagné notre complicité…